« Ils sont traumatisés » : les volontaires des missions face à la détresse des marins
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« Ils sont traumatisés » : les volontaires des missions face à la détresse des marins

Article publié sur le site de l’Institut de l’Océan avec l’aimable autorisation de la rédaction de Mer et Marine. 
Image © Mer et Marine - V. Groizeleau

« Quand vous êtes face à un commandant philippin, au milieu de son équipage asiatique et qu’il vous dit qu’ils sont épuisés physiquement et mentalement et qu’ils vont tous être traumatisés par ce qu’ils vivent, vous prenez la mesure de la détresse des marins dans le contexte actuel». Silvie Boyd est pasteure de la Deutsche SeemannsMission au Havre. Elle témoigne, lors d’une conférence SMM Digital à laquelle Mer et Marine a assisté, aux côtés du père Bruno Ciceri, directeur international de Stella Maris et du révérend Andrew Wright, secrétaire général de la Mission des marins.

Les volontaires de ces trois missions qui existent toutes depuis des dizaines d’années, interviennent quotidiennement dans tous les ports du monde. Ils ont l’habitude de visiter les navires, d’aider et d’écouter les marins, les conduire en ville ou chez le médecin, leur amener des cartes SIM ou des points mobiles de Wi-Fi. Ils sont aussi là dans les situations de crise, quand il s’agit d’aider des équipages abandonnés ou aider à leur rapatriement.

Depuis un an, leur travail a beaucoup changé. « Au pire de la crise, aux mois de mars et avril 2020, il était quasiment impossible d’accéder aux bateaux. Il n’y avait aucune possibilité de contact direct avec les équipages », se souvient le père Ciceri. « Nous ne pouvions aller à bord et tous nos centres et foyers étaient fermés. La première conséquence pour les marins est que, pour ceux qui n’ont pas de Wi-Fi à bord, ils n’avaient plus aucun moyen de communiquer avec leur famille. Ce qui est une source de souffrance énorme pour eux et leurs proches », confirme Andrew Wright.

Pas d’accès au Wi-Fi et plus aucune possibilité d’aller à terre, pour faire quelques courses, acheter des médicaments, consulter un médecin ou simplement prendre l’air « tout ce qui permet de rendre leurs vies un tout petit peu plus agréable », résume le révérend Wright. Pire, dans certains ports, il n’y aucun moyen d’assister les marins malades ou en quarantaine, « certains étaient hébergés dans des conteneurs de camps de réfugiés. Et il y avait même des ports qui refusaient d’accueillir des marins souffrants parce que leurs capacités hospitalières étaient saturées », rapporte Silvie Boyd.

Deux ans à bord et toujours coincés loin de chez eux

Et rapidement, les missions ont pris conscience de l’ampleur des conséquences des difficultés de relève. Des équipages bloqués à bord pendant des mois : « nous nous sommes récemment occupés de marins des îles Fidji, à bord depuis près de deux ans. Quand ils ont enfin pu débarquer, leur propre pays leur a fermé la porte, de peur de ne pouvoir assumer une épidémie dans les îles dont ils sont originaires et qui n’ont pas d’infrastructures de santé. Ils sont actuellement hébergés dans une auberge de jeunesse à Hambourg où nous essayons de les aider au mieux », dit la pasteure Boyd. Les équipages philippins sont désormais soumis à une double quarantaine à leur arrivée : 15 jours à Manille, 15 jours dans leur lieu de résidence. Un mois sur le peu de vacances dont ils bénéficient.

Toutes les missions ont vécu et continuent à vivre ce genre d’histoires : des marins qui ne débarquent plus, qui sont bloqués dans des aéroports, des familles qui n’ont aucune nouvelle quant au retour de leurs proches. « Des milliers d'entre eux sont pris au piège dans les ports, ils ont perdu le contrôle de leur propre vie. La souffrance est immense et leur santé mentale ne peut qu’en pâtir », déplore le révérend Wright. « Ils sont épuisés. Les dégâts psychologiques sont importants et on entend aussi beaucoup de pensées suicidaires »

Les missions font ce qu’elles peuvent. Désormais, les accès dans les ports sont restreints mais davantage possibles. « Les règles changent tout le temps, nous devons nous adapter et ne pouvons pas toujours répondre aux questions des équipages », constate Silvie Boyd. « Nos visites se déroulent désormais beaucoup sur l’échelle de coupée. Nos volontaires font beaucoup de courses pour les navigants qui ne peuvent débarquer », ajoute le révérend Wright. Les missions ont également mis en place des soutiens aux familles, notamment en Inde et aux Philippines, en leur apportant un peu d’argent ou des kits d’urgence. « Et il y a un problème silencieux, celui du chômage. Pour ceux qui n’ont pas pu rembarquer ou relever des collègues et qui sont payés à bord. Un très grand nombre de familles sont désormais dans l’impossibilité de payer leur maison ou l’école des enfants ».

Pourquoi les marins sont-ils considérés comme des citoyens de seconde zone?

La pandémie révèle une faiblesse pointée par tous les volontaires « il n’y a aucune gouvernance. On a vu l’OMI, l’OIT, les Nations-Unies et même le pape François appeler à la reconnaissance du statut de travailleur essentiel pour les marins. Et pourtant cela dépend encore de la bonne volonté des Etats. Personne n’a le pouvoir d’améliorer globalement la situation. On voit même des affréteurs imposer des clauses interdisant le changement d’équipage », constate tristement le père Ciceri. « Les gens de mer sont des véritables héros dans cette pandémie. Ce sont eux qui ont permis au monde de continuer à tourner. Et pourtant on ne les reconnaît pas. Quand on sait que les personnels des compagnies aériennes ont droit à des procédures spécifiques et des accès hôteliers réservés, on se demande vraiment pourquoi les marins sont considérés comme des citoyens de seconde zone », conclut Andrew Wright.