la forteresse de Louisbourg en 1758
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Le mal de Brest (Histoire et Archéologie maritimes)

La puissance navale à l'épreuve de l'épidémie. Une étude d'Olivier Chaline de la Fédération de recherche d’histoire et d’archéologie maritimes sur le mal de Brest (1757-1758) et son impact sur les opérations navales de la guerre de Sept Ans. 

La puissance navale à l’épreuve de l’épidémie. Le mal de Brest 1757-1758

Comme notre époque contemporaine, le XVIIIe siècle est tenu pour un siècle de progrès médicaux et sanitaires. En France, la dernière peste frappe Marseille en 1720. Le royaume pourrait ensuite apparaître indemne. Si on ne voit plus disparaître des centaines de milliers de sujets du roi en quelques mois, comme au siècle précédent, le XVIIIe siècle français n’est pas épargné par la maladie : la petite vérole prélève son tribut constant sur la population ; des épidémies, aujourd’hui oubliées, ont un impact significatif comme la dysenterie en 1779. 

Sur mer, en pleine guerre Sept Ans, une épidémie survient à bord d’une escadre envoyée au Canada en 1757 pour  secourir la place forte de Louisbourg (sa reconstitution est photographiée ci-dessus). A leur retour à Brest les équipages ont été décimés par la maladie. Leur long calvaire sanitaire a pesé sur le déroulement du conflit naval et colonial franco-anglais. 

Une réussite stratégique, une impasse tactique et sanitaire

L’épidémie est la passagère clandestine d’une vaste opération navale mise en œuvre par la marine royale pour soutenir le port fortifié de Louisbourg situé dans l’île Royale (île du Cap Breton aujourd’hui) au Sud du golfe du Saint-Laurent. Cette ville est considérée par les Franco-Canadiens comme par les Britanniques et les colons américains comme la clé du Saint-Laurent et de Québec. Cette conception est probablement exagérée mais elle explique l’ampleur des efforts consentis, de part et d’autre, pour se rendre ou rester maître de Louisbourg. 

Afin de tenir en échec les Anglo-Américains, la marine organise une « projection de forces » massive à travers l’Atlantique : 18 vaisseaux et 3 frégates, 12 000 hommes d’équipage (entre le quart et le tiers du potentiel français alors disponible), 20 compagnies d’infanterie rallient l’Amérique depuis Brest et Toulon au cours du premier semestre 1757.

C’est une très belle réussite pour la concentration des forces. En établissant (au moins temporairement) sa supériorité locale avec 18 vaisseaux (contre 16 Anglais dont 3 ont fait naufrage), Du Bois de La Motte tient en échec le plan d’attaque anglais. Mais cet avantage ne sera pas exploité pour détruire la nouvelle base ennemie établie à Halifax. La raison en est sanitaire, épidémique avec la multiplication des malades et des décès dans l’armée navale française.

L’épidémie qui a préservé Halifax

La maladie est apparue très tôt dans l’escadre de Bauffremont et précisément à son bord, sur le Tonnant. Deux semaines après l’appareillage de Brest, le 13 février, il note pour la première fois dans son journal : « à 6 h du soir, il est mort un homme à mon bord attaqué depuis trois jours de délire et de fièvre maligne. Comme il y avoit du venin dans son mal, j’ay ordonné qu’on le jettat quelques heures après à la mer et qu’on mit à l’air les matelots pour les purifier ». Encore deux semaines et à bord de l’Inflexible, son commandant, M. de Tilly, malade, meurt le 3 mars, 7 hommes sont morts et 80 sont « sur les cadres », dont les chirurgiens du bord. Sur les 5 vaisseaux de l’escadre, 3 subissent des pertes sensibles. Il faut prélever sur les équipages des frégates les hommes dont les vaisseaux ont besoin. Une caractéristique apparaît déjà avec force, l’hécatombe du personnel sanitaire.

Puis c’est au tour de l’escadre de Du Bois de La Motte, elle-aussi partie de Brest. Les décès commencent le 11 mai, après une semaine de mer, ils se poursuivent une fois en rade de Louisbourg, fin juin et tout au long de juillet. Il faut débarquer les matelots malades pour tâcher de limiter la contagion sur les vaisseaux, sans infecter la ville. Le 30 août, la maladie est décrite comme générale à bord des vaisseaux. Du Bois de La Motte envisage même de rentrer en France. En octobre, on évalue à 1400 marins le nombre des victimes depuis l’arrivée à Louisbourg et il y a toujours de nouveaux malades. 

L’armée navale appareille le 30 octobre pour rentrer en Bretagne. La route vers la haute mer a été dégagée par la tempête qui a dispersé les Anglais. Sans quoi il aurait fallu combattre avec des équipages « affaiblis et détruits … par la maladie ». Le 23 novembre au soir, l’escadre mouille enfin en rade de Brest. Elle a échappé de justesse à une flotte anglaise qu’elle n’eût pas été en mesure d’affronter. 

La fièvre maligne des vaisseaux

La première mention de la maladie, en février, par M. de Bauffremont, nous livre l’essentiel sur le mal qui frappe les marins français : trois jours de délire et de fièvre maligne puis la mort. Il est aussi question de fièvres putrides ou vermineuses. L’affaiblissement physique, doublé de langueur, est évident. Il rend les hommes incapables de travailler. Il arrive que des malades, pris de « transports », se jettent par-dessus bord. Les bordées et les quarts sont désorganisés, chaque manœuvre est une épreuve.

Pour tenter d’enrayer le mal, les commandants donnent l’ordre d’aérer dès que possible les batteries où s’entassent malades et valides et de parfumer ces parties confinées des navires.  Mais le mal se propage rapidement, fauche les chirurgiens et leurs aides. Il tue certains, laisse d’autres convalescents mais très faibles. 

Nous disposons de l’analyse très précise qu’en donne le conseiller-médecin ordinaire du Roi, inspecteur-général adjoint des hôpitaux de la marine, Poissonnier-Desperrières dans son Traité des maladies des gens de mer, publié à Paris en 1767. 

Il y a d’abord la lassitude, la perte d’appétit, les maux de tête, les inquiétudes, un peu de fièvre, des nausées, l’haleine fétide, les frissons, le visage livide. Le malade n’a plus aucune force, éprouve une sensation d’étouffement, est frappé d’hébétude. Puis tout cela croît en intensité, le médecin note la chaleur âcre de la peau, les frissons, la fièvre plus importante. L’estomac devient douloureux. Le délire survient. La peau se couvre de petites taches pourprées, livides ou noires. On en est là au bout d’une semaine. L’agitation est de plus en plus marquée, le pouls le plus souvent sans ressort, urines et déjections ont une odeur de plus en plus nauséabonde, le corps manifeste des traces d’écorchure et de gangrène, des éruptions dites pétéchiales et gangréneuses apparaissent sur la peau. Si on en réchappe, c’est vers le 14e jour. Mais des rechutes sont possibles, alors qu’on se croyait tiré d’affaire. La convalescence est longue et laisse les patients très affaiblis.

Pour Poissonnier-Desperrières c’est la « fièvre maligne des vaisseaux ». On parlerait aujourd’hui de typhus exanthématique, provoqué par la promiscuité, l’entassement à bord dans des conditions sanitaires déplorables. Les poux sont le vecteur de sa transmission.  

Pour notre médecin, l’épidémie vient de Rochefort où avaient été armées le Glorieux et le Duc de Bourgogne.  La traversée jusqu’à Louisbourg voit les premiers décès mais, chaque équipage étant confiné sur son vaisseau la transmission reste limitée. A terre au Canada, la mobilisation des équipages dans les travaux de fortification, la proximité entre valides, convalescents et malades, relancent l’épidémie.

Poissonniers-Desperrières pointe une autre origine. La guerre sur mer dure depuis 1756 (au moins), « la plupart des matelots sortoient des prisons d’Angleterre & avoient déjà beaucoup souffert : plusieurs d’entre eux étoient encore à leur apprentissage, & les troupes de marines qui se trouvoient sur cette escadre n’étoient point habituées à l’humide élément ». L’usure des hommes, la piètre qualité de l’alimentation, la malpropreté ordinaire des équipages français et le séjour dans une rade malsaine précédaient déjà l’insalubrité de Rochefort. 

De la mer vers la terre

On écrit d’ordinaire que le retour de Louisbourg de l’escadre de Du Bois de La Motte, le 23 novembre 1757, a introduit l’épidémie dans Brest. C’est vraisemblablement inexact, la maladie s’y trouvait, à l’évidence, déjà au début de 1757, Mais l’arrivée d’une flotte chargée de malades, des clusters dirait-on aujourd’hui a provoqué une catastrophe.

Ce n’est pas la première fois qu’une épidémie dévaste une escadre : en 1741 avec celle du duc d’Antin (typhus et dysenterie), puis en 1746 de celle du duc d’Anville envoyée contre Halifax (typhus aggravé de scorbut). Ce n’est pas non plus la première fois qu’une épidémie se communique des vaisseaux au port puis à la province : ce fut déjà le cas à ces deux occasions. Mais la spécificité de 1757-1758, c’est la violence du fléau et le nombre de ses victimes. Il reste difficile d’en donner une estimation précise. Le docteur Poissonnier-Desperrières assure qu’entre fin novembre 1757 et fin février 1758, il y aurait eu 10 000 morts dans les seuls hôpitaux brestois. Bagot évoque plus de 15 000 décès à Brest, d’autres avancent 4500.  Les décès se comptent en milliers. L’épidémie dure de novembre à février à Brest, puis disparaît en avril. 

Elle provoque tout de suite la saturation des capacités hospitalières puisqu’à l’arrivée de l’escadre, il faut improviser des logements pour les malades au nombre d’environ 4000. L’hôpital de la Marine conçu pour recevoir 1100 malades en loge 2700 en janvier. On recourt aux casernes, on improvise quinze hôpitaux. Médecins et chirurgiens manquent, on fait appel à toute la Bretagne et à Paris. 150 chirurgiens, plus de 200 infirmiers et un nombre inconnu de forçats auraient péri à cette occasion. 

Des malades s’échappent des hôpitaux brestois, on les retrouve hospitalisés plus loin. Des convalescents se répandent dans le pays, l’épidémie gagne une large part de la province. En décembre 1757, Quimper, Lorient, Morlaix et Vannes sont atteintes. 

Au total on comptera entre 20 et 30 000 morts en Bretagne. La plus récente histoire de Brest conclut à 10 000 victimes, directes et indirectes, pour la ville et ses environs, soit un Brestois sur 5 ou 6 disparaissant en 6 mois. 

Vers une catastrophe navale

Cette catastrophe est brestoise, bretonne. Elle touche aussi le cœur de l’effort naval français. Il y a d’abord l’impact direct de l’épidémie sur les équipages.

Le quart des équipages de l’armée navale de Louisbourg meurt dans l’épidémie. Le Magnifique et l’Amphion ont subi respectivement 38,8 % et 20,2 % de pertes sur des équipages de 504 et 337 hommes. En janvier 1758,  61,6 % des 474 marins du Palmier périssent pendant les 80 jours de campagne, record absolu de ces tragiques armements. L’effort pour soutenir Louisbourg lamine le potentiel amoindri de la marine. Jonathan R. Dull avance le chiffre de 6 000 morts, directs ou indirects, ce qui ferait 15 % du potentiel français de 1755. Il a pu dire à juste titre que les pertes subies à cause du « mal de Brest » équivalaient à celles d’une lourde défaite navale. Il ajoute : « Ce qui est remarquable, ce ne sont pas les défaites et les pertes de navires subies par la marine française en 1758 et les années suivantes, c’est le fait qu’elles aient été si longtemps retardées ». Il parle de « désastre différé ». On arme les navires soit avec des marins disponibles à Brest mais en mauvaise santé, soit avec des survivants mal guéris de l’escadre de Du Bois de La Motte, ce qui entretient l’épidémie et provoque de nouvelles catastrophes sanitaires. 

Brest, le pilier nord du système de communications avec le Canada, s’effondre en 1757-1758, victime de l’épidémie mais aussi de la misère. L’hiver 1757-1758 est le moment où tout se noue : le typhus est à son apogée et, à partir de février, les salaires n’arrivent plus. À l’automne suivant, le Trésorier de la Marine n’a plus rien en caisse. Plus aucune escadre n’est armée à Brest en 1758. C’est enfin pour éviter Brest et la Basse-Bretagne mal remis de l’épidémie que les troupes prévues pour débarquer en 1759 dans les Iles britanniques sont stationnées dans le Vannetais, La flotte de Brest, armée à grand peine se dirige vers Quiberon pour embarquer le corps expéditionnaire destiné à l’Ecosse. C’est le désastre naval des Cardinaux (20 novembre 1759) , épilogue d’un plan hasardeux contraint par les conditions sanitaires et financières. 

Le mal de Brest se situe à un moment clé de la Guerre de Sept Ans. Il n’est pas responsable de la défaite française mais, survient à un moment d’anémie croissante du potentiel naval de la France, tant humain que financier, il a un effet accélérateur et dévastateur. Sur les 50 000 marins de 1755, réduits ensuite par les captures britanniques, une perte par maladie ou simplement une durable indisponibilité de quelques milliers compromet l’effort naval. Dès lors, la question est moins de construire des vaisseaux que de trouver les hommes pour en former les équipages.

Les épidémies ont joué un rôle majeur à plusieurs reprises dans l’affaiblissement de l’effort militaire français, entre la fin du XVIIe siècle et la Guerre d’Indépendance américaine. Celle de 1693-1694, en pleine Guerre de la Ligue d’Augsbourg a frappé de plein fouet la première puissance terrestre et navale du temps luttant seule contre une vaste coalition européenne. Elle n’a pas terrassé le géant français mais l’a tout de même obligé à renoncer à sa primauté maritime pour concentrer ses moyens sur la défense continentale. C’est alors que la Navy l’emporte numériquement sur la marine de Louis XIV. Au XVIIIe siècle, à trois reprises, le typhus fait échouer les opérations navales françaises contre l’Angleterre. L’épidémie de 1746, dévaste l’expédition du duc d’Anville destinée à la reprise de Louisbourg. D’Anville lui-même meurt à son bord et le projet tourne court. Nous avons vu ce qu’il en fut pour 1757 où périt l’un des chefs d’escadre, Du Revest. En 1779 le typhus frappe l’armée navale du comte d’Orvilliers au moment où celle-ci devait opérer dans la Manche pour couvrir un débarquement en Angleterre. La conjonction d’un été pourri et d’une épidémie qui afflige la France de l’Ouest, sauve l’Angleterre d’un des projets de débarquement les plus crédibles. 

À contrario, à partir de 1759, la capacité des escadres anglaises à tenir longtemps la mer, que ce soit pour conquérir les Antilles ou pour bloquer Brest, résulte de leur nouvelle maîtrise des conditions sanitaires. La victoire sur l’ennemi, c’est d’abord celle sur l’épidémie. 

Olivier Chaline

Directeur adjoint de l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne Université

Professeur d’histoire à Sorbonne Université

Pour en savoir plus : « Le mal de Brest. L’effort naval français au péril de l’épidémie (1757-1758) », dans Jean Baechler et Michèle Battesti (dir.), Guerre et santé, Paris, Herrmann, 2018, p. 103-111.